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Il n'y a pas de circuit dédié à une émotion dans le cerveau

Comme il n’y a pas d’empreinte des émotions dans le visage ou dans le corps, LFB a alors abordé les choses avec une autre manière de penser, en considérant qu’une émotion était une catégorie d’instances extrêmement variées. Malgré tout elle a continué de chercher jusqu’au bout la trace de circuits émotionnels dédiés à chaque émotion en terminant avec le seul endroit qui restait : le cerveau.

La démarche classique ici est d’étudier les personnes souffrant de lésions cérébrales. Si quelqu’un présentant ces lésions a des difficultés à percevoir une émotion particulière et seulement cette émotion-là, cela démontrerait que cette émotion dépend spécifiquement de cette région du cerveau.

Le cas de la peur est le plus instructif car longtemps on a considéré l’amygdale comme la localisation de cette émotion.

Cela a commencé dans les années 30 quand les scientifiques ont observé que des singes rhésus a qui on avait retiré les amygdales se sont approchés d’objets ou d’animaux qui les effrayaient avant l’opération. Peu de temps après ils se sont intéressés au cas de SM, patiente atteinte d’une maladie génétique qui provoquait un effacement des amygdales. SM a visionné des films d’horreurs, a été confrontée à des serpents et des araignées mais n’a signalé aucun sentiment de peur. De même les visages avec les yeux écarquillés des photos utilisés par la méthode classique n’ont pas pu être reconnus comme effrayés. Les scientifiques ont essayé de lui apprendre la peur avec la méthode classique d’apprentissage de la peur par conditionnement (une photo suivie d’un klaxon de bateau) mais là encore ce fut un échec. La conclusion fut donc de dire que l’amygdale est le centre cérébral de la peur. Mais quelque chose de surprenant s’est alors produit plus tard. SM pouvait voir la peur dans les postures corporelles et entendre la peur dans les voix. Les scientifiques ont même finalement trouvé un moyen de terroriser SM en lui demandant de respirer de l’air chargé de dioxyde de carbone supplémentaire. Manquant du degré normal d’oxygène, SM a paniqué. (Ne vous inquiétez pas, elle n’était pas en danger.) Ainsi, SM pouvait clairement ressentir et percevoir la peur dans certaines circonstances, même sans ses amygdales.

Au fur et à mesure que la recherche sur les lésions cérébrales progressait, d’autres personnes souffrant de lésions de l’amygdale ont été découvertes et testées, et le lien clair et spécifique entre la peur et l’amygdale s’est dissous. La contre-preuve la plus importante est peut-être venue d’une paire de jumeaux identiques qui ont perdu les parties de leurs amygdales supposées liées à la peur à cause de la maladie d’Urbach-Wiethe.

Malgré leur ADN identique, des lésions cérébrales équivalentes et un environnement commun tant en tant qu’enfants qu’adultes, les jumeaux ont des profils très différents face à la peur. Une jumelle, BG, ressemble beaucoup à SM : elle présente des déficits similaires liés à la peur, mais éprouve de la peur lorsqu’elle respire de l’air chargé de dioxyde de carbone.

L’autre jumelle, AM, a des réponses fondamentalement normales face à la peur : d’autres réseaux cérébraux compensent l’absence de ses amygdales. Nous avons donc des jumeaux identiques, avec un ADN identique, souffrant de lésions cérébrales identiques, vivant dans des environnements très similaires, mais l’un présente des déficits liés à la peur alors que l’autre n’en a aucun.

Ces découvertes remettent en cause l’idée selon laquelle l’amygdale contient le circuit de la peur. Ils soulignent plutôt l’idée que le cerveau doit avoir de multiples façons de créer la peur et que, par conséquent, la catégorie d’émotion « Peur » ne peut pas nécessairement être localisée dans une région spécifique.

Les scientifiques ont étudié d’autres catégories d’émotions chez les patients atteints de lésions en plus de la peur, et les résultats ont été tout aussi variables. Des régions du cerveau comme l’amygdale sont régulièrement importantes pour l’émotion, mais elles ne sont ni nécessaires ni suffisantes.

C’est l’application du principe de « dégénérescence neuronale » qui signifie que de nombreuses combinaisons de neurones peuvent produire le même résultat.

De plus, de nombreuses parties du cerveau servent à plus d’un objectif. Le cerveau contient des systèmes centraux qui participent à la création d’une grande variété d’états mentaux. Un système central unique peut jouer un rôle dans la pensée, la mémorisation, la prise de décision, la vue, l’audition, l’expérience et la perception de diverses émotions. Un système central est « un pour plusieurs » : une seule zone ou réseau du cerveau contribue à de nombreux états mentaux différents.

La réalité de ces systèmes centraux est visible grâce à l’IRM. Les scientifiques ont d’abord concentré leurs scanners sur l’amygdale et sur la question de savoir si elle contenait l’empreinte neurale pour la peur. Un élément de preuve clé est venu de sujets de test qui ont regardé des photos de soi-disant poses de peur à partir de la méthode des émotions de base alors qu’ils étaient dans le scanner. Leurs amygdales ont augmenté en activité par rapport à lorsqu’ils regardaient des visages aux expressions neutres.

Cependant, au fur et à mesure que les recherches se poursuivaient, des anomalies sont apparues. Oui, l’amygdale montrait une augmentation d’activité, mais seulement dans certaines situations, comme lorsque les yeux d’un visage fixaient directement le spectateur. Si les yeux regardaient sur le côté, les neurones de l’amygdale changeaient à peine leur cadence de déclenchement. De plus, si les sujets testés voyaient encore et encore la même pose de peur stéréotypée, l’activation de leur amygdale diminuait rapidement. Si l’amygdale abritait véritablement le circuit de la peur, alors cette accoutumance ne devrait pas se produire : le circuit devrait se déclencher de manière obligatoire chaque fois qu’il est présenté avec un stimulus déclencheur de « peur ».

Face à ces résultats contraires, il est devenu clair pour moi – et finalement pour de nombreux autres scientifiques – que l’amygdale n’est pas le siège de la peur dans le cerveau.

En 2008, le laboratoire du Dr Barrett et le neurologue Chris Wright ont démontré pourquoi l’amygdale augmente en activité en réponse aux visages représentant l’émotion de peur basique. L’activité augmente en réponse à n’importe quel visage, qu’il soit craintif ou neutre, tant qu’il est nouveau (c’est-à-dire que les sujets testés ne l’ont jamais vu auparavant). Étant donné que les configurations faciales aux yeux écarquillés et craintives de la méthode des émotions de base se produisent rarement dans la vie quotidienne, elles sont nouvelles lorsque les sujets de test les voient dans des expériences d’imagerie cérébrale.

Pour trancher définitivement la question de savoir si des régions du cerveau abritaient des circuits dédiés aux émotions, des empreintes neurales, le laboratoire de Lisa Feldman Barrett a examiné toutes les études de neuroimagerie publiées sur la colère, le dégoût, le bonheur, la peur et la tristesse, et a combiné celles qui étaient statistiquement utilisables dans une méta-analyse. Au total, cela comprenait près de 100 études publiées impliquant près de 1 300 sujets de test sur près de 20 ans.

Cette méta-analyse complète a trouvé peu de choses qui soutiennent la vision classique de l’émotion. Certes l’amygdale s’active dans les études sur la peur, mais elle a également montré une augmentation constante au cours des études sur la colère, le dégoût, la tristesse et le bonheur, indiquant que quelles que soient les fonctions que l’amygdale remplissait dans certains cas de peur, elle remplissait également ces fonctions dans certains cas de ces autres émotions.

Il est intéressant de noter que l’activité de l’amygdale augmente également lors d’événements généralement considérés comme non émotionnels, comme lorsque vous ressentez de la douleur, apprenez quelque chose de nouveau, rencontrez de nouvelles personnes ou prenez des décisions. Cela augmente probablement maintenant à mesure que vous lisez ces mots. En fait, chaque région cérébrale supposée émotionnelle a également été impliquée dans la création d’événements non émotionnels, tels que les pensées et les perceptions.

Dans l’ensemble, ils n’ont constaté qu’aucune région du cerveau ne contenait l’empreinte d’une seule émotion. Les émotions naissent de l’activation des neurones, mais aucun neurone n’est exclusivement dédié à l’émotion.

 

Extrait du Chapitre 1 du livre de Lisa Feldman Barrett « How emotions are made – the secret life of the brain »