Chaque émotion n’a pas de modèle spécifique de changements corporels
Commençons avec l’étude la plus célèbre en la matière de Paul Ekman, du psychologue Robert W. Levenson et de leur collègue Wallace V. Friesen, publiée dans la revue Science en 1983. Ils ont connecté des sujets de test à des machines pour mesurer les changements dans le système nerveux autonome : variations de la fréquence cardiaque, de la température et de la conductance cutanée (une mesure de la sueur). Ils ont également mesuré les variations de tension des bras, soit le système nerveux squelettomoteur. Ils ont ensuite utilisé une technique expérimentale pour évoquer la colère, la tristesse, la peur, le dégoût, la surprise et le bonheur, et ont observé les changements physiques au cours de chaque émotion. Après avoir analysé les données, Ekman et ses collègues ont conclu qu’ils avaient mesuré des changements clairs et cohérents dans ces réponses corporelles, les reliant à des émotions particulières. Cette étude semble avoir établi des empreintes biologiques objectives dans le corps pour chacune des émotions étudiées, et aujourd’hui, elle reste un classique dans la littérature scientifique.
Dans cette célèbre étude de 1983, les émotions ont été évoquées d’une manière curieuse – en demandant aux sujets de test de faire et de tenir une pose faciale à partir de la méthode de base des émotions. Pour évoquer la tristesse, par exemple, un sujet devait froncer les sourcils pendant dix secondes. Pour évoquer la colère, un sujet devait se renfrogner. Tout en cherchant leurs poses, les sujets pouvaient utiliser un miroir et étaient entraînés par Ekman lui-même pour bouger des muscles faciaux particuliers. L’étude de 1983 a, en fait, observé des changements corporels lorsque les gens posaient les configurations faciales requises. C’est une découverte remarquable : le simple fait de poser une configuration faciale particulière a changé l’activité du système nerveux périphérique des sujets testés, même lorsqu’ils étaient confortablement immobiles sur une chaise.
Mais, avant de prétendre avoir trouvé une empreinte corporelle pour chaque émotion, il faut :
- montrer que la réponse au cours d’une émotion, par exemple, la colère, est différente de celle des autres émotions, c’est-à-dire qu’elle est spécifique aux cas de colère. Ici, l’étude de 1983 commence à avoir quelques difficultés. Elle a montré une certaine spécificité pour la colère mais pas pour les autres émotions. testées. Cela signifie que les réponses corporelles pour différentes émotions étaient trop similaires pour être des empreintes distinctes.
- démontrer qu’aucune autre explication ne peut expliquer vos résultats. Or, les sujets testés ont reçu des instructions sur la façon de poser leur visage. Les sujets occidentaux pourraient éventuellement identifier la plupart des émotions cibles à partir de ces instructions. Cette compréhension peut réellement produire la fréquence cardiaque et d’autres changements physiques observés par Ekman et ses collègues. Cette explication est confirmée par leur expérience ultérieure avec une tribu indonésienne, les Minangkabau de Sumatra occidental. Ces volontaires comprenaient moins les émotions occidentales et ne présentaient pas les mêmes changements physiques que les sujets occidentaux ; ils ont également déclaré ressentir l’émotion attendue beaucoup moins fréquemment que les sujets occidentaux.
D’autres études ont alors évoqué les émotions de manière différentes (films, souvenirs etc …) et n’ont pas pu reproduire les résultats de l’étude de 1983. Le point commun entre ces études est la variation et l’absence de modèle de changements corporels qui distingueraient les émotions.
Avec autant d’expériences diverses, il est difficile de trouver quelque chose de cohérent. Dans ce cas les scientifiques utilisent la « méta analyse ». C’est-à-dire, ils passent au peigne fin un grand nombre d’expériences menées et combinent leurs résultats statistiquement. Pour les émotions 4 méta analyses ont été menées et la plus importante a couvert 22 000 sujets testés. Aucune n’a trouvé d’empreintes émotionnelles spécifiques dans le corps. La variation est bien la norme. Pour autant cela ne signifie pas que les réponses soient aléatoires. Cela signifie qu’à différentes occasions, dans différents contextes, dans différentes études, chez différents individus et au sein du même individu, la même catégorie d’émotion implique des réponses corporelles différentes. Ces résultats sont cohérents avec ce que les physiologistes savent depuis plus de cinquante ans : différents comportements ont différents modèles de fréquence cardiaque, de respiration, etc. pour soutenir leurs mouvements uniques.
Malgré un temps et un investissement considérables, la recherche n’a pas révélé d’empreinte corporelle cohérente, même pour une seule émotion.
Qu’est-ce que cela implique dans notre relation avec nos chevaux ?
En premier lieu que l’on ne peut conclure que nos chevaux perçoivent nos émotions. En effet, si la joie possède X manifestations corporelles différentes, il faudrait qu’ils aient appris que ces X manifestations correspondent à la même émotion. Et, comme les différences avec une autre émotion telle que la surprise par exemple, ne sont pas significatives, il faudrait en plus qu’ils puissent distinguer entre les deux, notamment par une analyse du contexte. C’est-à-dire savoir que dans ce contexte-là, l’humain ressent de la joie et dans celui-là de la surprise. Ce qui implique qu’ils sachent également distinguer les caractéristiques des émotions humaines joie et surprise. Là on est dans des capacités cognitives de très haut vol. Et, aujourd’hui il n’y a aucune preuve en ce sens.
S’ils ne reconnaissent pas nos émotions, on peut émettre l’hypothèse qu’ils peuvent en revanche ressentir notre degré d’activation « arousal ». En effet à chaque instant de notre vie, nous pouvons nous positionner sur une ligne de 0 à 100. 0 étant l’état de calme, 50 de neutralité, et 100 d’excitation. (Combiné à un axe des ordonnées qui lui représente notre « valence » (0 : agréable – 50 : neutre – 100 désagréable), cela donne le graphique en croix de notre humeur ou « affect » sur lequel nous pouvons nous positionner à chaque instant.)
Et, on peut également penser qu’ils sont « confortables » en notre présence lorsque notre « activation » est plutôt entre 0 et 50.
Donc au lieu de travailler sur les émotions, je conseille de travailler sur votre degré d’activation. Votre cheval vous remerciera 😉
Ceci est un résumé de la suite du chapitre 1 « The Search for Emotion’s “Fingerprints” du livre « How Emotions Are Made: The Secret Life of the Brain » de Lisa Feldman Barrett (English Edition) HarperCollins. Édition du Kindle.