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Les émotions ne sont pas universelles

Tout a commencé avec Darwin et son ouvrage « The Expression of the Emotions in Man and Animals » dans lequel il affirme que les émotions et leurs expressions étaient une partie ancienne de la nature humaine universelle. Tout le monde, partout dans le monde, est sensé produire et reconnaitre les expressions faciales d’émotion sans aucune formation. Et c’est ce que tout le monde pense encore aujourd’hui.

Dans les années 60, des scientifiques ont décidé de tester cette affirmation. Vous devez certainement connaître ce test basé sur des photographies de visages d’acteurs à qui on a demandé d’exprimer les 6 émotions de base : joie, colère, tristesse, peur, dégout et surprise. Puis, on montre ces photographies à des sujets tests qui doivent reconnaître l’émotion sur la photographie. Et c’est ce qui s’est passé, y compris lorsque les photos étaient montrées à des peuples de tribus reculées vivant loin de la civilisation. L’affirmation de Darwin fut donc validée. Chaque émotion a une empreinte qui peut se lire sur les mouvements du visage.

Mais … car il y un mais. Elle n’a pas tenu face à une autre expérimentation. D’autres chercheurs ont voulu aller plus loin pour identifier les empreintes des émotions à l’aide des mouvements faciaux avec une technique plus objective, appelée électromyographie faciale (EMG). L’EMG facial place des électrodes à la surface de la peau pour détecter les signaux électriques qui font bouger les muscles faciaux.  Il identifie précisément les parties du visage lorsqu’elles se déplacent, combien, et à quelle fréquence. Dans une étude typique, les sujets testés portent des électrodes sur leurs sourcils, leur front, leurs joues et leur mâchoire lorsqu’ils regardent des films ou des photos, ou lorsqu’ils se souviennent ou imaginent des situations, pour évoquer une variété d’émotions. Les scientifiques enregistrent les changements électriques dans l’activité musculaire et calculent le degré de mouvement dans chaque muscle pendant chaque émotion. Si les gens bougent les mêmes muscles faciaux selon le même schéma chaque fois qu’ils éprouvent une émotion donnée – renfrognés de colère, sourire de bonheur, faire la moue de tristesse, etc. – et seulement lorsqu’ils éprouvent cette émotion, alors les mouvements peuvent être une empreinte de cette émotion.  

Étude après étude, les mouvements musculaires n’indiquent pas de manière fiable quand quelqu’un est en colère, triste ou craintif. Ils ne forment pas d’empreintes prévisibles pour chaque émotion. Au mieux, l’EMG facial révèle que ces mouvements distinguent les sensations agréables des sensations désagréables. Encore plus accablant, les mouvements faciaux enregistrés dans ces études ne correspondent pas de manière fiable aux photos créées pour la méthode de base des émotions.

Ce qui est intéressant ici c’est de voir que lorsque des acteurs « imitent » des expressions d’émotions, la plupart des gens les reconnaissent, mais, lorsque des gens ressentent réellement ces émotions, ces expressions ne peuvent pas être détectées de manière cohérente et spécifique par des mesures objectives des mouvements des muscles faciaux. Et ces mouvements, ne sont de plus pas conformes aux photographies.

Les recherches ont néanmoins continué avec cette même hypothèse de départ : si les expressions faciales sont universelles alors les bébés devraient être susceptibles de les exprimer pleinement. Et pourtant, lorsque les scientifiques observent des nourrissons dans des situations qui devraient évoquer des émotions, les nourrissons ne font pas les expressions attendues. Par exemple, les psychologues du développement Linda A. Camras et Harriet Oster et leurs collègues ont filmé des bébés de différentes cultures, utilisant un jouet gorille grognant pour les surprendre (pour induire la peur) ou retenir leur bras (pour provoquer la colère). Camras et Oster ont constaté, à l’aide de FACS, que la gamme des mouvements faciaux des bébés dans les deux situations était indiscernable. Néanmoins, lorsque les adultes ont regardé ces vidéos, ils ont en quelque sorte identifié les nourrissons dans le film avec les gorilles comme effrayés et les nourrissons dans le film de retenue des bras comme étant en colère, même lorsque Camras et Oster ont effacé le visage des bébés électroniquement ! Les adultes distinguaient la peur de la colère en fonction du contexte, sans voir les mouvements du visage.

D’autres expériences furent menées et démontrent toutes que votre cerveau s’appuie sur de nombreux facteurs différents à la fois – la posture du corps, la voix, la situation globale, votre expérience de vie – pour déterminer quels mouvements sont significatifs et ce qu’ils signifient, et pas seulement le visage.

Le problème vient du fait que les expressions faciales ont été stipulées du livre de Darwin, mais n’ont pas été découvertes en observant des visages du monde. Et les expériences ci-dessus démontrent que l’universalité n’existe pas.

Une dernière expérience a été menée pour le démontrer. Il a été demandé à des acteurs professionnels de lire un scénario de « fusillade » et de produire l’émotion associée. Des photographies ont été prises alors. Les sujets tests étaient répartis en 3 groupes. Le premier groupe lisait le scénario, le deuxième n’a vu que la photo et le troisième a vu les deux. Ils avaient à leur disposition une courte liste de mots d’émotion pour catégoriser l’émotion qu’ils ont vu. 66% de ceux qui ont lu le scénario seul ou avec le visage ont coché « effrayant ». Pour ceux qui n’ont vu que le visage, 38% ont coché « peur » et 56% « surprise ».

L’expérience a été réitérée avec un autre acteur qui exprimait la peur de manière totalement différente que l’acteur du scénario fusillade. Ici le scénario était « Elle essaie de décider si elle doit parler à son mari d’une rumeur qui circule selon laquelle elle est gay avant qu’il ne l’entende de quelqu’un d’autre. » Ici, 75% des sujets ont coché la case « triste », puis quand ils ont eu le scénario, ils ont coché « peur » à 70%.

Ce genre de variation était vrai pour chaque émotion étudiée. Une émotion comme « Peur » n’a pas une seule expression mais une population diversifiée de mouvements faciaux qui varient d’une situation à l’autre.

Mais alors pourquoi pense-t-on que le sourire est l’expression universelle du bonheur ? La réponse est que c’est un stéréotype, un symbole, une convention. Notre culture a créé ces expressions et nous les avons tous apprises. La vision classique de l’émotion perpétue cela comme s’il s’agissait d’authentiques empreintes d’émotions. Certes, les visages sont des instruments de communication sociale. Certains mouvements faciaux ont un sens, mais d’autres non, et à l’heure actuelle, nous savons très peu de choses sur la façon dont les gens déterminent ce qui, à part ce contexte, est en quelque sorte crucial (langage corporel, situation sociale, attente culturelle, etc.).

Lorsque les mouvements du visage transmettent un message psychologique – par exemple, lever un sourcil – nous ne savons pas si le message est toujours émotionnel, ou même si sa signification est la même à chaque fois. Si nous rassemblons toutes les preuves scientifiques, nous ne pouvons pas prétendre, avec une certitude raisonnable, que chaque émotion a une expression faciale diagnosticable.

Ceci est un résumé du début du chapitre 1 « The Search for Emotion’s “Fingerprints” du livre « How Emotions Are Made: The Secret Life of the Brain » de Lisa Feldman Barrett (English Edition) HarperCollins. Édition du Kindle.